Le père Alexandre est né à Reval (aujourd’hui Tallin en Estonie) le 13 septembre 1921. Enfant, il vient s’installer avec sa famille à Paris. Il fréquente d’abord l’école primaire, puis le lycée militaire russe des cadets, et, sur sa demande, le lycée français. Il reçoit une formation théologique à l’Institut Saint-Serge à Paris, où il entre en 1940, au début de la guerre. A la fin de ses études, il enseigne l’Histoire de l’Église comme assistant du professeur A.V. Kartachov. Le 31 janvier 1943, il se marie avec Juliana Ossorguine dont il a trois enfants : Anne, Serge et Marie. Il est ordonné prêtre par le métropolite Vladimir (Tikhonitsky). En juin 1951, sur l’invitation du père George Florovski, doyen du séminaire Saint-Vladimir, il part s’installer avec sa femme et ses enfants à New York, où il devient enseignant au séminaire Saint-Vladimir. Il enseigne d’abord l’Histoire de l’Église et la Théologie liturgique, qui peu à peu devient sa spécialité. En 1959, il soutient à l’Institut Saint-Serge sa thèse de doctorat « Introduction à la Théologie Liturgique ».
En 1962, le père Alexandre est nommé doyen du séminaire Saint-Vladimir. Il joue un rôle actif dans l’obtention de l’autocéphalie par l’Église Orthodoxe en Amérique, en 1970.
Avec les années, l’influence du père Alexandre dans la vie de l’Église Orthodoxe en Amérique ne cesse de croître. Il devient le second du métropolite Irénée, affaibli par l’âge ; chaque semaine il enregistre une émission sur Radio Liberty, diffusée en Russie.
Le père Alexandre manifestait un intérêt et un amour très vifs pour la littérature. A Saint-Vladimir, il crée un cours intitulé « L’éxpérience de l’Église dans la littérature russe de Pouchkine à Soljénitsyne ».
En septembre 1982, on diagnostique chez lui un cancer des poumons avec métastases dans le cerveau. Le jour de sa mort, le 13 décembre 1983, l’Église célébre la mémoire de saint Germain d’Alaska, un des premiers missionnaires en Amérique, à la canonisation duquel il a participé.
Le père Alexandre a donné à ses cours le nom de « théologie liturgique », un terme déjà employé par le père Cyprien Kern dans l’un de ses premiers ouvrages Lys de prière, recueil d’articles de théologie liturgique (Belgrade 1928) qui contenait des réflexions sur la liturgie. Ce terme avait été utilisé au sein du Mouvement liturgique dans l’Église catholique romaine au début du 20e siècle.
Pour le père Alexandre, la liturgie elle-même, sa structure, les textes liturgiques, le cycle annuel, sont les sources de la théologie liturgique, dont le but est l’expression de l’expérience reçue dans la liturgie. Cette expérience est aussi le contexte de toutes les autres formes de théologie, lex orandi - lex credendi. Le père Alexandre va plus loin en affirmant que ce n’est pas la liturgie en tant que telle qui constitue son intérêt fondamental. Il remarque que l’amour du rituel, des prescriptions et de la beauté de l’office orthodoxe peuvent receler un danger spirituel. L’important est le sens et le contenu des rites liturgiques. Autrement dit, la science liturgique nous donne la faculté de pénétrer dans l’essence même de l’Église.
Une compréhension exacte de la liturgie et des rites passe par l’étude diachronique de la liturgie. Le père Alexandre a été le continuateur de l’étude historique de la liturgie entreprise dans les Académies de théologie russes au 19e siècle. Pour lui le modèle pour une compréhension authentique de la liturgie était l’église primitive, celle des trois premiers siècles du christianisme. Mais la théologie liturgique n’est pas une discipline exclusivement historique. La vision de la liturgie du père Alexandre se caractérise par une intuition particulière qui est le résultat d’une expérience personnelle. Il souligne l’importance de l’eucharistie comme « épiphanie de l’Église » (ce en quoi on peut voir une influence du père Nicolas Afanassieff) et de l’eschatologie comme caractéristique fondamentale de la liturgie. Son dernier livre L’Eucharistie porte le sous-titre « Sacrement du Royaume de Dieu ». Dans sa thèse doctorale « Introduction à la théologie liturgique », le père Alexandre souligne le fait que la signification eschatologique première de la liturgie s’est peu à peu perdue à partir du 4e siècle et a été remplacée par une piété mystique qui accorde une grande importance à la distinction entre le « spirituel » et le « séculier » (si bien que l’essentiel consiste dès lors à entrer en contact avec le sacré). Cela équivaut à un retour à la « religion » alors que le christianisme n’est pas une « religion », mais la fin de celle-ci. Par sa mort et sa résurrection, le Christ a mis fin à la distinction entre « sacré » et « profane », donnant à l’humanité la vie nouvelle du Royaume de Dieu. L’Église est précisément l’expérience de cette nouvelle vie en Christ dans le Royaume, où la séparation entre Dieu et l’homme est abolie. Ainsi l’Église est-elle la « vie » - même, et non une institution.
Le père Alexandre considère que des « réformes » sont indispensables dans de nombreux aspects de la liturgie, mais il n’est pas un « réformiste ». Dans ses travaux il souligne que le but premier de la théologie liturgique n’est pas de réformer la liturgie, comme cela a été le cas dans le « mouvement liturgique » de l’église catholique romaine. Il souligne que la théologie liturgique doit en premier lieu s’appuyer sur une compréhension profonde de la liturgie et que les réformes doivent découler de cette compréhension. Elles ne doivent pas être imposées à l’Église par la force. Ainsi, la pratique de la communion fréquente est-elle la conséquence d’une juste compréhension de l’eucharistie, comme fondement et centre de la vie ecclésiale. La lecture à haute voix du canon eucharistique et d’autres prières découle d’une vision de l’Église comme « peuple de Dieu », qui, malgré sa diversité, n’est pas divisé en clergé et laïcs. L’utilisation dans la liturgie d’une langue compréhensible pour le peuple va de soi dès lors qu’on comprend que toute l’assistance concélèbre la liturgie.
Le père Alexandre place le discours sur les sacrements dans une vision du monde et de la création. Il explique que la création a été donnée à l’homme comme moyen de communion avec Dieu. Ainsi la prise de nourriture et de boisson est un acte sacramentel. La faim est l’image de la soif du Seigneur. Cela permet d’expliquer la pratique du jeûne qui nous rappelle que nous dépendons entièrement du Seigneur comme source de notre vie. Dans la célébration de l’eucharistie, la nourriture représente le moyen par excellence à travers lequel est restaurée notre communion à Dieu.
Le père Alexandre fait remarquer que cette vision chrétienne du monde a été perdue dans la culture sécularisée de notre temps. Pour le monde sécularisé le monde ou la création devient un but en soi. Le sécularisme ne se confond pas avec l’athéisme. L’homme sécularisé peut croire en Dieu. Mais dans sa vision du monde, Dieu n’est plus au centre de la vie humaine. Voilà pourquoi le père Alexandre voit dans le sécularisme la principale « hérésie » de notre temps. Il estime que la religion est de même nature que le sécularisme. Le point de départ pour la religion est également la séparation entre Dieu et l’homme, entre ce qui est spirituel et ce qui appartient au monde. Mais la solution proposée est différente : la religion tend à dépasser cette séparation au moyen de rites sacrés, du contact avec des objets sacrés, de l’éloignement par rapport au monde. Or le christianisme n’est pas une religion, mais la fin de toute religion. Cependant la piété liturgique populaire tend à transformer le christianisme en culte. La liturgie est alors souvent vécue non pas comme le sacrement de toute l’église, mais comme la satisfaction de « besoins religieux » privés, avec une distinction excessive entre clergé et laïc, initiés et non-initiés.
Pour le père Alexandre l’unique réponse au sécularisme et à la religion réside dans la révélation donnée à l’Église à travers la restauration de la création par la mort et la résurrection du Christ comme avènement du Royaume de Dieu. Cette révélation est donnée à travers l’expérience des offices de l’Église et en premier lieu à travers le sacrement de l’eucharistie. L’eucharistie et la liturgie toute entière ne doivent pas être comprises seulement comme un rite religieux (destiné au clergé et au peuple), mais comme un acte d’Église. La signification cosmique et eschatologique de l’Église et la signification ecclésiologique des sacrements de l’Église, tels sont les thèmes principaux des travaux théologiques du père Alexandre.
Une vision particulière est le point de départ de toutes les réflexions théologiques du père Alexandre : le caractère essentiellement eschatologique du christianisme et l’eucharistie (ainsi que les autres sacrements et toute la vie liturgique de l’Église) comme expression et expérience du « Royaume ». Cette vision prophétique fait de lui un des grands théologiens orthodoxes du 20e siècle.